Pour l’artiste natif de Salvador de Bahia, la relation à l’Afrique a été l’un des fils rouges de sa réflexion créatrice, comme de son engagement politique. À la veille de sa tournée française, PAM revient sur cette fructueuse relation au long cours. Écoutez la playlist associée sur Getup.
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Destinés à accueillir 50 000 invités venus du monde entier, les bâtiments du Festac 77 ne sont pas sans rappeler ceux des BNH de Salvador de Bahia (équivalents des programmes HLM en France), avec ses logements sociaux exigus construits au début des années 1960 pour sortir les habitants des favelas. C’est du moins l’impression ressentie par le chanteur et compositeur bahianais Gilberto Gil, lorsqu’il débarque à Lagos en 1977 pour représenter le Brésil au deuxième Festival des arts et de la culture noire. Cette constatation, point de départ d’une réflexion de l’artiste sur la culture noire en milieu urbain, va influencer toute l’œuvre du Bahianais pour les décennies à venir.
Lorsqu’il débute sa carrière au début des années 1960, celui qu’on surnomme déjà Gil décrit avec finesse un monde rural, mais ne semble pas spécialement préoccupé par les questions sociales. Après sa naissance à Salvador en 1942, sa famille était retournée vivre à Ituaçu, une petite bourgade du sertão où il démontre en grandissant un intérêt appuyé pour l’accordéon. Fils d’un médecin et d’une institutrice, le jeune Gilberto Passos Gil Moreira, n’a pas non plus souffert de racisme dans son enfance ni de discrimination. Ce n’est que lorsqu’il acquiert la notoriété nationale que Gil aborde enfin le thème de la Négritude — au sens de Césaire et Senghor, en introduisant dans « Domingo No Parque » l’instrument typique des rondes de capoeira, le berimbau. Interprétée à la TV Record avec le groupe Os Mutantes sur des arrangements de Rogério Duprat, la chanson se classera seconde au 3e festival de la chanson populaire de São Paulo en 1967.
Tropicalia, exil, et prise de conscience noire
Trois ans après le coup d’état militaire, la question des inégalités, du racisme, de la violence et des libertés commence à secouer la société brésilienne. Boostée par la popularité des grands festivals, la MPB – Musique populaire brésilienne- en pleine effervescence se cherche une nouvelle identité. Ce sera la Tropicália, née sous l’impulsion de Gilberto Gil et de Caetano Veloso. Amis depuis leurs débuts, à la ville comme à la scène, les deux compères partagent la même conception esthétique de la musique pop. Avec Tom Zé et les Mutantes, ils vont faire de cet amalgame de rythmes traditionnels et de sons psychés le manifeste musical de deux années intenses de protestation contre la dictature, jusqu’à leur incarcération en 1968 sous prétexte de manque de respect à l’hymne national, et leur exil en Angleterre l’année suivante.
À Londres, Gilberto Gil fréquente les musées, les galeries d’art, enregistre un album acoustique et noue des relations avec des personnalités de la contre-culture. Aux côtés des musiciens d’Hawkwind, il s’implique dans l’organisation du festival d’Ashtonbury. Grand admirateur de rock britannique, il suit les Stones et Jimi Hendrix dont il découvre la précision du jeu et l’économie, s’enthousiasme pour Tyrannosaurus Rex, Pink Floyd et l’Incredible String Band, et découvre le reggae. En 1971, la scène caribéenne de Notting Hill, incarnée par Jimmy Cliff, Burning Spear et Bob Marley, est en pleine explosion. « J’étais fasciné part la culture rasta », dira-t-il plus tard. « Cela m’a aidé à identifier ce qu’il y a avait d’africain dans la culture brésilienne. »
C’est en Angleterre que Gilberto Gil prend véritablement conscience du poids de la question raciale dans le monde, que ce soit à travers le mouvement des droits civils nord-américains ou les nouvelles qui lui parviennent des mouvements de libération africains. Dans ce contexte mondial de redécouverte et de la valorisation de la Négritude, Gil, qui a adopté la coupe afro et les fringues Black Power, va essayer à son tour de comprendre ce que c’est que d’être noir dans une société qui refuse au noir toute spécificité historique et culturelle. Aussi, l’un de ses premiers gestes à son retour d’exil en 1972 est de défiler avec le bloc afro Filhos de Gandhi, gardien de la mémoire du carnaval de la ville de Salvador et adepte de la religion du candomblé, pour le sortir de l’ostracisme dans lequel il était tombé. Enregistré l’année suivante, Filhos de Gandhi fait référence aux orixás, ces entités qui relient l’homme à sa spiritualité, avant de devenir en 1975 le morceau de bravoure du double album Ogum, Xangô qu’il improvise avec Jorge Ben sous forme de jam-session.
Gilberto Gil a beaucoup appris de la pop anglaise et est rentré au Brésil avec la ferme intention de rénover la musique brésilienne ; mais en 1975, sa vision de la négritude reste davantage associée à l’aspect tribal de la batuque, qui symbolise l’aspect traditionnel de la culture africaine, qu’à la lutte pure et dure. L’artiste a surtout besoin de se ressourcer, de revenir à ses origines, pour évacuer la violence de la dictature qui l’a contraint à l’exil. Ce retour aux fondamentaux se traduit par l’album Refazenda, ode à la nature, à la lenteur et à la douceur de la vie à la campagne. Refazenda mélange une pop sophistiquée aux rythmes du Nordeste et proclame une reprise soft du Tropicalisme, interrompu par l’exil (jeu de mot entre fazenda, la ferme, et refazendo, refaisant).
Boomerang africain
Le succès de Refazenda aurait pu faire croire que l’artiste avait retrouvé sa voie, mais deux ans plus tard à Lagos, où les questions politiques soulevées par la diaspora noire et les mouvements révolutionnaires de style Black Panthers agitent le Festac, Gilberto Gil se prend la musique pop africaine en pleine gueule : High Life, Juju Music et surtout Afrobeat. L’œuvre de Fela, à travers sa musique et son militantisme panafricain, aura d’ailleurs une influence majeure, esthétique, artistique et politique sur la carrière du Bahianais. C’est cette découverte d’une Afrique engagée, moderne, vivante et puissante, qui provoque chez Gil la volonté de revaloriser à la fois ses propres racines africaines et l’importance que cette ancestralité représente pour la civilisation brésilienne, centrée autour de deux territoires : celui de la ferme et celui de la favela.
De retour du Nigéria, Gil s’attaque donc cette fois à la favela, faisant de l’album Refavela une critique sociale et un instrument politique au service de la communauté noire. Les percussions omniprésentes, le rythme marqué, les expressions d’origine africaine, les éléments du culte du candomblé et les références au mouvement Black Rio1ne laissent aucun doute quant à l’intention de l’artiste : exprimer la force et la richesse de la culture noire à laquelle il appartient. Une démarche qui n’a pas toujours été très bien accueillie, dans un pays où règne alors un statu quo de façade autour de la question du racisme, fabriqué de toute pièce par le régime militaire encore en place et dénoncé par le tout jeune Mouvement Noir Unifié (MNU), né à São Paulo en 1978 en réaction à la mort d’un ouvrier noir dans un commissariat et à l’expulsion de quatre athlètes noirs d’un club de sport de la capitale paulista.
Cette remise en cause de l’histoire officielle se retrouve également dans l’album suivant qui clôt la quadrilogie des RE : Realce, où il rend hommage à Bob Marley en adaptant en portugais le hit mondial No Woman No Cry, est à ce jour son plus gros succès commercial. Gil y élève le métissage afro comme symbole de la négritude au Brésil et insiste sur la portée des différences ethniques, indiennes, africaines et européennes qui ont contribué à fonder une « culture brésilienne ». Avec Quilombo (1983), bande originale du film de Cacá Diegues contant la lutte au 17e siècle de l’esclave Zumbi pour la liberté, Gil explore la mémoire des afro-descendants et les fondements de leur identité commune. Composé avec le poète Waly Salomão, Quilombo, O Eldorado Negro décrit la petite et mythique colonie autonome de Palmares comme une possible et nouvelle utopie.
Art et politique : mêmes combats
La question de la mémoire et de l’identité noire du Brésil devient centrale dans l’engagement politique de Gil. En 1979, il intègre le Conseil de la Culture de l’État de Bahia, terre d’arrivée des esclaves bantus et Jêje-Nagôs. En 1987, dans sa ville de Salvador en pleine « réafricanisation », il se fait élire conseiller municipal sous l’étiquette du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB) et prend la présidence de la fondation Gregório de Matos. Relégué au poste de conseiller à la culture alors qu’il se voyait occuper le fauteuil de maire, il quitte le PMDB pour s’engager au parti Vert, où il est toujours encarté. Durant toute sa carrière politique, Gil continuera d’enregistrer et de se produire en concert, même lorsque Lula le nomme ministre de la Culture en 2003. « Je n’ai jamais distingué l’art de la politique », confiera-t-il dans une interview au Parisien dix ans plus tard. Une position souvent contestée par ceux qui auraient souhaité un choix plus tranché et auxquels il finira par répondre en 2018… en chanson bien évidemment (Ok Ok Ok).
Puisqu’il se considère artiste avant tout, Gilberto Gil ne se définit pas comme un militant, mais plutôt comme un sympathisant de la cause noire, comme il aurait pu l’être pour la cause LGBT. « La négritude n’est pas seulement une histoire de Noirs », disait-il à l’occasion de la sortie de l’album Luar en 1981. Après Palco, énorme succès de ce disque qui continue de faire écho à l’Afrique, des titres comme Mão da Limpeza (la main de la propreté – Raça Humana, 1984) ou Nos Barracos Da Cidade (dans les cabanes de la ville – Dia Dorim Noite Neon, 1985) dénoncent les conditions de vie et de travail de la population brésilienne noire et métisse, dont la majeure partie vit encore aujourd’hui dans des lieux marginalisés dont sont absents la plupart des services de l’État. Une protestation qui va bien au-delà des frontières du Brésil, puisque, toujours en 1985, alors que son peuple célèbre la fin du régime militaire, l’artiste signe avec Oração pela libertação da África do Sul un fervent réquisitoire contre l’Apartheid alors en vigueur en Afrique du Sud.
L’engagement récent du Brésil sur le continent africain doit beaucoup à Gilberto Gil. Si sa présence au gouvernement de 2003 à 2008 a pour effet de remettre la culture brésilienne sur le devant des scènes internationales, elle a aussi pour but d’intensifier la coopération économique du Brésil avec l’Afrique et plus particulièrement avec la Communauté des Pays de Langue Portugaise. Et puisque son pays en est invité d’honneur, c’est naturellement Gil qui compose (en français) l’hymne officiel du troisième Festival Mondial des Arts Nègres (FESMAN) qui aura finalement lieu à Dakar fin 2010 : La Renaissance Africaine, morceau phare de son répertoire actuel.
Absent de la manifestation pour cause de report, Gil réinterprètera symboliquement le titre avec les jeunes musiciens noirs, blancs et métis sud-africains du Miagi Youth Orchestra pour le documentaire de Pierre-Yves Bourgeaud sorti en 2013 Viramundo, uma viagem musical com Gilberto Gil. Trente-cinq ans après avoir posé un premier pied sur le continent africain, le chanteur repart à la rencontre des peuples de l’hémisphère sud, victimes de racisme, d’exclusion sociale et de privation d’identité. Ce périple qui le mène du quartier du Pelourinho de Salvador de Bahia aux territoires autochtones de l’Amazonie, en passant par les townships de Johannesburg et les terres arides des aborigènes d’Australie, est une nouvelle occasion pour Gil de montrer la nécessité d’une diversité culturelle dans un monde globalisé.
Gilberto Gil a toujours prêché en faveur d’un cosmopolitisme moderne. « La couleur noire est comme un combustible lumineux et vibrant, qui fournit une sorte d’énergie tellurique, déclarait-il déjà en 1982. Elle désigne principalement le métissage, qui s’opère de plus en plus dans le monde. C’est ainsi qu’il a conçu sa relation avec l’Afrique et nous a livré sa conception de la négritude, en mélangeant les rythmes et la danse, le reggae, le funk, l’afrojazz, la pop, le rock, la samba, le baião et l’ijexá (rythmes régionaux brésiliens, NDLR). En mettant à profit la richesse culturelle de son identité afro-brésilienne au lieu de se limiter à son appartenance raciale,
Gil a permis au continent africain de renouer des liens solides avec les terres de la diaspora. À 79 ans, comme en témoigne Refloresta, son tout dernier single dans la lignée des RE, le voilà maintenant parti pour un nouveau combat, aux côtés des époux Salgado et de personnalités de la télé : reboiser la forêt amazonienne et restaurer les écosystèmes des terres brésiliennes, pour faire renaître la planète.
Écoutez la playlist associée sur Getup.
Gilberto Gil sera en concert en France
- le 30 septembre à Dijon (Auditorium)
- le 3 octobre à Nantes (Cité des Congrès)
- le 14 octobre à Nancy (Chapiteau de la Pépinière)
- le 25 octobre à Paris (Philharmonie / complet)
- Musical mais aussi politique, culturel et intellectuel, le mouvement Black Rio -né à l’aube des années 1970- mélange les rythmes de la black music brésilienne : funk, soul, jazz, samba et forró. Tim Maia, Hyldon, Cassiano, Toni Tornado, Gerson King Combo, Lady Zu, Banda Black Rio… sont quelques-uns des artistes représentatifs de ce mouvement important pour la fierté de la culture noire au Brésil.